Une ligne tracée à la craie
Doria Lescure
Justine et Margaux avaient décidé de prendre la tête de la révolte. Elles discutaient dans la chambre de leur petit frère Valentin ; âgé de deux ans seulement, il ne serait pas en mesure de révéler les plans que ses sœurs étaient en train de manigancer contre le chef autoproclamé de leur école.
Tout avait commencé quand Henri, un grand du CM2 dans la classe de Justine, avait tracé à la craie dans leur cour de récréation une ligne derrière laquelle aucun enfant n'avait le droit de s'aventurer. Leader d'une bande de garçons aussi brutal qu'il était grand et costaud, Groschef – comme l'appelaient dans son dos tous les élèves de l'école – paradait en chef de clan, entouré de sa garde rapprochée du côté de l'enceinte où les jeux de plein air avaient été installés. Nul autre que ceux désignés de sa bande n'avait le droit de franchir la ligne qu'il avait tracée et qu'il redessinait tous les jours. Malheur à qui osait s'aventurer au-delà, de l'autre côté était le territoire où Henri et sa bande faisaient la loi.
Les quelques récalcitrants ou tête-en-l'air qui s'y aventuraient étaient impitoyablement capturés et traités comme des prisonniers ; ils se retrouvaient sous les ordres de Groschef, forcés à brutaliser les plus petits ou à crier des gros mots aux filles. De plus, aucun autre enfant que ceux de la bande à Groschef n'avait le droit de s'amuser sur les toboggans, dans l'espace escalade ou dans le coin mini-foot. Ainsi une seule ligne tracée à la craie avait matérialisé un espace interdit devenant l'objet de toutes les convoitises.
À force d'exclusions et de brimades en tout genre, Justine et ses amis avaient pris la décision d'établir une riposte. Justine commença par charger sa sœur Margaux, en classe de CE2, de recruter le plus de partisans possible. Comme c'étaient les plus petits qui pâtissaient le plus des affronts du clan de Groschef, Margaux eut quelques difficultés à trouver des enfants prompts à participer à la révolte. Il fallait aussi organiser les réunions secrètes, et les deux sœurs, qui aimaient les histoires de super héros, présentèrent leur groupe comme la ligue de justiciers de la cour de récré. Très vite, Margaux dessina un logo qui deviendrait leur signe de reconnaissance et allait sceller leur appartenance.
Peu à peu, la cour de récréation se couvrit d'étranges signes dessinés à la craie figurant une ligne brisée par un éclair. La bande à Groschef était trop occupée à faire la chasse aux petits qui provoquaient les sbires d'Henri en faisant des incursions furtives de l'autre côté de la ligne ; elle ne s'aperçut pas qu'une révolte se tramait et allait sous peu balayer leur petit royaume et leur frontière à la craie.
Un matin, à l'heure de la première récréation, alors que Groschef venait de tracer sa ligne qui partageait l'espace en deux parties inégales, il vit se placer devant lui, juste à la limite de son trait, une, puis deux, puis trois, puis quatre et tout un nombre croissant de paires de pieds qui se positionnaient sur toute la longueur de la cour. Surpris par cette fronde, il promit aux enfants les pires représailles si l'un d'entre eux osait s'engager de l'autre côté. Mais sa voix était un peu moins assurée que d'habitude, il ne savait pas lequel de ces enfants menacer de son regard. Aucun d'eux ne parlait, aucun d'eux ne semblait vouloir reculer.
Et quand chacun des enfants rebelles exhiba sa main tatouée au feutre d'une une ligne noire brisée d'un éclair jaune, mimant un bouclier invisible tenu devant eux, Groschef perdit de sa superbe et recula pour se réfugier au milieu de sa bande. À aucun moment ils n'avaient pensé que les enfants pouvaient s'unir pour les battre.
Soudain, Justine et Margaux donnèrent l'ordre d'avancer d'un pas. La ligne fut franchie, une trentaine d'enfants se trouvait de l'autre côté, avançant sans un mot en rangs compacts. Le nombre faisait la force, l'unité faisait loi et ce matin-là, tous les enfants purent reprendre possession de leur territoire, la ligne frontière tracée à la craie avait enfin disparu. Ils avaient réussi à conquérir l'autre côté.
Il n'y eut pas de résistance, hormis quelques noms d'oiseaux lancés par Groschef et sa bande qui, battant en retraite devant la troupe déterminée des justiciers de la ligne brisée, promettaient vengeance pour cet envahissement de territoire.
Mais il n'y eut pas de vengeance, car les petits justiciers s'étaient érigés en gardiens et veillaient lors de chaque récréation à ce qu'aucune ligne ne vienne partager l'espace de jeux de tous les enfants. La nouvelle frontière, l'autre côté, s'étendait désormais au-delà des murs de cette petite école élémentaire et les plus grands des justiciers devraient sûrement protéger à la rentrée prochaine un nouveau territoire, dans la cour de récréation du collège de leur quartier.